Fred - journal de é

Certains vont se rappeler de ce jeune homme qui se faisait appeler "é". Il vivait seul au départ et avait un drôle de métier. Curieusement ce monsieur "é", qui avait tout de l'anti-héros, a popularisé (en France) le concept du journal en ligne.
Voici donc l'interview de é, ou plutôt Fred, l'homme qui se cachait derrière. Comme il me l'a écrit à la fin du courrier :
"J'ai voulu raconter [...] pour montrer comme cette expérience fut super intéressante, voir comme les rapports que l'on peut avoir avec les lecteurs sont géniaux, durs, méchants. Je suis content d'avoir fait monsieur "é" pour moi mais aussi pour les autres (quoiqu'en pensent mes détracteurs) ;-) "

Peux-tu rappeler les circonstances un peu particulières dans lesquelles le journal de é est apparu ? Tu y as fait allusion à la fin du journal.

C'est simple, il me fallait un sujet de diplôme, je terminais mes études aux beaux-arts et mes enseignants me mettaient la pression pour que je fasse quelque chose avec le réseau. Je ne suis pas vraiment un artiste, je serai plutôt entre les deux, à la frontière de l'artiste et du créatif plus tourné vers les autres. Le journal de "é" est une expérience d'écriture menée sur le réseau, rien d'autre.

J'ai choisi de faire un faux journal car c'était très motivant, bien plus que d'écrire à la maison, de faire un bouquin et de le publier une fois corrigé, remanié et formaté. Là, je n'ai jamais rien préparé ou juste des bribes de récit. La journée, à l'école des beaux-arts, je ne faisais pas grand chose puis le soir, tard, je me mettais à bosser. Je me servais de ce que j'avais vu dans la journée ou parfois de mes souvenirs ou aventures passées. J'aimais bien le principe, t'écris directement dans ta page web, une fois que tu as fini au lieu d'imprimer, tu balances sur le web, tu le donnes en pâture aux lecteurs. Je ne relisais quasi jamais, ce qui m'a valu des remarques et en même temps, je crois que le récit gagnait en crédibilité.

Avais-tu une influence littéraire en tête au moment de commencer ?

Ce sont tous les bouquins que j'avais lus qui étaient ma référence, mon influence. Je peux en citer quelques-uns mais ce ne sera qu'un fragment : Ravalec, Calvino, Benaquista (son bouquin "saga", j'ai adoré), Zweig, Djian (quand j'étais plus jeune, j'aimais bien), d'autres encore, il s'agit vraiment de bouquins qui ont compté dans l'écriture du journal de "é".

En débutant le journal de é, est-ce que tu pensais tenir aussi longtemps ?

Non, je ne pensais pas tenir plus d'un an. Au départ, je pensais tenir jusqu'au diplôme, c'est à dire 4 mois. Et puis, Mr "é" est devenu vital pour moi comme pour d'autres, alors, je n'ai pas arrêté. Je suis devenu obsédé par sa vie, il fallait que je le fasse vivre tous les soirs, que je remplisse sa journée avec des mots. C'était vraiment très dur et parfois, je m'amusais comme un fou.

Dans les dernières semaines, tu laissais entendre que la vie de é pesait sur ta propre vie familiale.

Au début, j'étais seul, ma concubine bossait la semaine loin de moi. J'occupais donc mes soirées avec un homme virtuel. Avant de la rejoindre, je devais finir mes études qui avaient été freinées par le service militaire. Nous avons déménagé et là, elle a vraiment découvert que ce cher "é" n'était pas son ami mais son concurrent direct. Je peux dire que pendant un an, je n'ai quasi jamais regardé un film à la télé avec elle. Elle dormait depuis longtemps quand je venais la rejoindre. Ce fut un peu difficile, d'ailleurs, elle ne lisait pas le "journal de é".

Mon boulot me permettait de continuer le journal, c'était dur mais possible. J'ai ensuite changé de job et là, c'est devenu très difficile, j'aime mon travail et je m'investis beaucoup donc il a fallu faire un choix, monsieur "é" avait vécu, je lui ai dit au revoir en organisant une petite fête.

Très tôt, ton journal a été référencé dans les webrings, les sélections web ou presse. Tu as accepté d'être filmé par une équipe de télévision. Curieusement, dans ce reportage, tu ne t'es pas présenté comme un diariste mais plutôt comme quelqu'un qui s'auto-éditait, tout en maintenant l'ambiguïté. Pourquoi ne pas avoir joué le jeu jusqu'au bout ?

Cette question m'amuse. J'ai été ridicule ce jour-là. Avant que les journalistes débarquent, j'avais tout rangé, tout ce qui semblait appartenir à une fille (Mr é vivait seul). J'avais prévu de jouer Mr é même avec les journalistes, mais je n'ai même pas tenu une heure. Le journaliste connaissait la vie de Mr é sur le bout des doigts, parfois même mieux que moi. Je ne pouvais pas me permettre la moindre erreur. J'étais en permanence sur mes gardes, j'ai pas tenu. Le journaliste avait compris que c'était une fiction depuis le début, d'ailleurs ceux de la presse papier le savaient aussi. J'ai juste un doute sur la journaliste de France 2 (reportage qui n'a jamais été tourné) qui a vraiment paru surprise. Tous ces journalistes ont joué le jeu, et je pense que les lecteurs aussi, tout le monde savait mais c'était comme dans un bouquin, t'y crois jusqu'à que tu refermes le livre, là il fallait se déconnecter.

J'ai joué l'ambiguïté simplement parce les rapprochements que l'on faisait avec les autres diaristes me gênaient, je me servais du journal intime comme d'un genre littéraire (je pensais plus être proche du feuilletoniste), je ne voulais pas les gêner, je m'étais abonné aux webrings au début puis après j'ai regretté et je me suis exclu tout seul. Je ne voulais pas causer de tort aux autres, tout le monde ne l'a pas compris...

Quelle attitude avais-tu envers les lecteurs qui t'écrivaient ? Notamment sur ceux qui voulaient en savoir plus sur l'homme qui se cachait derrière é ? As-tu suscité des vocations de diaristes (parmi les lecteurs) ?

Je répondais de manière détournée.
Pour les vocations, je n'en sais rien peut-être une ou deux (des gens qui me l'ont dit) mais pas plus. Je n'en fais pas une gloire. S'il y en a d'autres tant mieux, il vaut mieux susciter des vocations de diaristes qu'inciter à la violence.

Dans le monde des diaristes en ligne, il existe une minorité qui revendique le droit à la virtualité, le droit de s'inventer plusieurs vies, sans "coller" à la réalité. Est-ce que tu pourrais rapprocher le journal de é de ces journaux d'inspiration autobiographique ?
Autrement dit, est-ce que tu pourrais considérer é comme une projection de toi, un second autre ? Ou bien, tu le considères juste comme un personnage fictif auquel tu prêtes tes souvenirs et anecdotes ?

Je l'ai écrit plus haut, c'est évident. Bien-sûr que c'est aussi un vrai journal intime, j'y ai parlé de ma vie. C'est d'ailleurs souvent les choses graves et tristes que vit Mr é qui sont miennes. Je crois un peu comme un gosse que le journal de "é" est une respiration bénéfique d'abord pour moi mais peut-être pour des lecteurs qui ont vécu cette aventure avec moi. Mr é ne veut pas faire que le bien mais il fait rarement le mal, il aime les caissière, il est gentil avec elle. Je suis gentil avec les caissières, elles me touchent. Je suis sérieux.

Mr é, c'est un pote que j'ai hébergé dans ma tête et que j'ai rendu accessible par le web. Il s'est amusé avec ma mémoire, avec des bouts de ma vie. J'ai beaucoup de tendresse pour lui. Tu devrais aller boire un verre avec lui, il a des tas de choses à te raconter.

Même si l'activité de é n'apparaissait pas très plausible, tu as toujours veillé à ce que le monde de é soit cohérent, qu'il y ait une certaine continuité. Personnellement, j'ai un bon souvenir des premiers mois du journal, où tu parvenais à faire ressentir le côté étouffant de sa vie.

J'en suis conscient, mais franchement, ce fut super dur, parce que je n'ai jamais pris la moindre note, tenu la moindre fiche sur mes personnages. Je parle là de la cohérence. Je n'ai jamais vraiment décrit un personnage de peur de me tromper par la suite. Je n'ai jamais relu le journal, je ne suis jamais revenu en arrière pour vérifier. Un peu comme si je me jetais d'un pont, jamais tu peux dire stop, je vais vérifier, voilà, moi c'était ça. Parfois, on aimerait revenir en arrière pour corriger des parties de sa vie, je me refusait à le faire avec "é", un peu comme s'il vivait vraiment.

Est-ce qu'à un moment tu t'es senti prisonnier des règles fixées au départ ? En décrivant un personnage sans aspérité, sans grandes occupations, est-ce que tu ne te condamnais pas à une certaine opacité ? Difficile d'imaginer é en train de raconter ses rêves ou faire de la poésie. En a-t-il fait ?

Bien-sûr, j'étais d'abord prisonnier du personnage, ce "é" ne m'appartenait plus, il était aux lecteurs qui commentaient tout de sa vie, le jugeaient, le grondaient, l'encourageaient. J'aimais bien cet état, une dépendance réciproque, ce sont les lecteurs qui m'ont "obligé" à tenir le coup. Quand j'ai déménagé (en même temps que "é"), j'ai décidé de le sortir de son job, il devenait l'assistant d'un écrivain, il changeait de vie.

Je voulais aussi voir s'il pouvait vivre sans son étrange travail. Il a vécu ainsi pendant 5 mois et rien n'a changé, les lecteurs étaient toujours là. S'il a raconté ses rêves, ils étaient forcément débiles. Pour ce qui est de la poésie, non, é, c'est pas son truc. Je pense aussi que é était le gars qui assouvissait mes rêves. J'ai fait faire à "é" tous les trucs que je n'ai pas fait ou pas osé faire. Comme je suis une sorte de gamin attardé, é était aussi attardé mais lui, il allait plus loin, il faisait.

Depuis le journal de é, as-tu commencé ou publié d'autres projets d'écriture ? (Notamment sur le Web)

Oui, j'en ai un autre en cours. Le journal de "à", non je plaisante !!!! Mais oui, j'ai quelque chose en cours sur le web mais ce projet-là est plus important et plus calculé que le journal de "é". Il y a d'autres choses, mais pour que ces choses existent, il faut du pognon, et pour ça, il faut que je bosse donc mon temps d'écriture se restreint.

recueilli par tehu
27/08/2000